Résister aux bonnes intentions.
La tentation est grande, aujourd’hui, de redéfinir totalement le rôle du marketing dans un sens sociétal et même éthique, sa vocation devenant, face aux enjeux environnementaux
notamment, de prendre à sa charge la responsabilité opérationnelle de l’entreprise devant le corps social : le marketing est après tout, par nature, la fonction de l’entreprise qui est la plus
concrètement en contact avec lui. À travers chaque consommateur, individuellement, dans la relation marchande ; et collectivement, à travers les associations. Cette tentation est grande,
parce que bien sûr elle lui donne un rôle central et valorisant… Mais elle risque de le renvoyer en fait très vite à ces reproches qu’on lui fait depuis toujours : ses bonnes
intentions, affichées ainsi, risquent justement d’être vues comme trop bonnes pour être honnêtes par ceux qui se positionnent comme ses opposants, parce qu’opposés en fait à la
société de consommation et à ce qu’elle représente : « cette volonté d’apparaître comme les garants de la responsabilité d’entreprises qui sont là d’abord pour faire du profit, c’est du
marketing, ça aussi ! ».
Revenir aux bases.
Et si on revenait aux fondamentaux du marketing, tel que définis dans l’édition de 1977 de Marketing Management, la bible de Philip Kotler et Bernard Dubois, qui la première a réalisé
ce travail de définition de la discipline et de la fonction ?
« Le marketing est l’analyse, l’organisation, la planification et le contrôle des activités, des stratégies et des ressources d'une entreprise, qui ont une influence directe sur le client en
vue de satisfaire les désirs et les besoins de groupes de clients sélectionnés de façon rentable. »
Ou mieux : à la définition qu’en donne, en toute simplicité, le Larousse – une définition qui a l’immense mérite, dans sa neutralité, de ne pas être celle des professionnels, mais celle
précisément du corps social lui-même, à travers le dictionnaire qui est censé donner la vision la plus consensuelle, à un instant t, d’une réalité représentée par un mot ?
« Marketing (Réf. ortho. markéting). Nom masculin (américain marketing, commercialisation, de market, marché). Ensemble des actions qui ont pour objet de connaître, de prévoir et,
éventuellement, de stimuler les besoins des consommateurs à l’égard des biens et des services et d’adapter la production et la commercialisation aux besoins ainsi précisés. »
Que nous disent ces définitions sur les fondamentaux du marketing ? 3 choses : 1) le marketing, c’est le consommateur, à travers ses besoins 😉 2) le marketing, c’est la connaissance ; et 3) le marketing, c’est le marché. Alors, qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui ?
Réinterpréter les fondamentaux.
Comment réinterpréter ces fondamentaux, dans un contexte où la pression est intense, en matière de responsabilité, sur le marketing et l’entreprise ? Peut-être dans 3 directions.
Le consommateur, et ses besoins : il est essentiellement en train de devenir, dans les sociétés développées et singulièrement en France, un consommateur sous tension sujet à des injonctions contradictoires. À l’heure de l’urgence écologique et, en même temps, d’une difficulté croissante à maintenir son mode de vie dans un contexte structurel de pouvoir d’achat contraint, il voit s’éloigner la société de consommation heureuse. Et doit opérer des choix impossibles entre l’avenir de ses enfants, de la planète, et le présent de sa consommation, de son confort de vie, du plaisir qui lui reste lié et qui donne aussi sens à son travail. Comment l’aider à gérer au mieux ces injonctions contradictoires ? Comment l’aider à mettre en œuvre la dialectique qui lui permettra de préserver un mode de vie auquel il tient tout en préservant demain ? C’est dans doute la première mission du marketing que de répondre à cette question.
La connaissance du consommateur : elle se transforme à toute vitesse, dans ses outils, mais reste fondamentalement humaine, dans ce qu’elle doit apporter à l’entreprise – un insight reste une réalité affective, symbolique, émotionnelle sur laquelle fonder une proposition de valeur, aujourd’hui comme hier. Comment ne pas se laisser griser par l’apparence de toute puissance cognitive que nous donnent les nouveaux outils numériques de la connaissance, et demain l’IA, et continuer à voir les humains qui consomment comme des humains et pas simplement de la Data ? C’est au marketing de répondre à cette question, dans l’entreprise. Personne ne peut le faire à sa place.
Le marché, enfin : dans une société en tension et en voie de fragmentation, face aussi aux injonctions contradictoires auxquelles sont soumis les consommateurs, et si « adapter la production et la commercialisation aux besoins » pour les « satisfaire » était plus que jamais la mission première du marketing ? Mais d’abord en les identifiant, précisément, en ce qu’ils
sont à la fois légitimes et compatibles avec un avenir commun ? Dans cette perspective, à la fois responsable et positive, le marketing c’est plus que jamais le marché parce que c’est ce qui crée l’espace commun, le langage commun, les Grecs aurait dit la koinônia, qui nous permet, à sa façon, de vivre ensemble. C’est sa façon à lui de créer de la valeur, non pas simplement partagée, mais multipliée, pour toutes les parties prenantes : travailler non seulement à ce que la planète reste habitable, mais aussi le monde proche de chacun désirable.
Le marketing doit-il vraiment avoir des valeurs ?
Dans cette perspective de retour aux fondamentaux du marketing, doit-il avoir des « valeurs » ? En d’autres termes, doit-il délaisser ou dépasser une dimension purement technique, opérationnelle, pragmatique, au service d’un but économique – permettre à une offre rentable de rencontrer une demande solvable – pour prétendre à une dimension axiologique – énoncer des principes intangibles, avec lesquels on ne peut transiger ?
Connaître ses limites… Et assumer son rôle.
Peut-être, là aussi, faut-il résister à la tentation de trop demander au marketing, et à travers lui aux marketeurs, d’en faire à la fois des arbitres et des juges ce que doit ou ne doit pas
faire l’entreprise : le marketeur n’est qu’un des nombreux rouages de l’entreprise. Direction financière, R&D, Production, et bien sûr actionnaires sont ses partenaires, et des partenaires évidemment loin d’être passifs, qui se laisseraient imposer la norme qu’il édicterait. C’est pourquoi, à lui comme à tous, s’impose d’abord la loi, qui définit les standards juridiques communs, elle-même en définitive assise sur des normes éthiques partagées.
Mais alors, le marketing a-t-il vocation à être totalement dépourvu de valeurs, sans foi ni loi,
pure technique sans conscience ? Non. Mais peut-être plutôt à porter et à stimuler le dialogue entre la société et l’entreprise, en particulier, aujourd’hui, sur les sujets qui touchent à la responsabilité. Non pas définir la norme du juste et de l’injuste, mais incarner dans son action et ses choix ce que l’entreprise peut et doit assumer par rapport aux demandes et aux exigences du corps social, de façon raisonnable et sans obérer l’avenir.
Responsabilité, liberté, progrès, curiosité.
Cela veut dire être le vecteur privilégié et le représentant, pour l’entreprise, de sa responsabilité au sens à la fois d’accountability – la capacité à rendre des comptes au corps social – et de responsiveness – la capacité à apporter des réponses au consommateur. Ce qui veut dire donner les moyens au corps social, dans la limite des moyens et de la vocation de l’entreprise – qui est d’abord économique – d’être lui-même responsable, collectivement et individuellement, en faisant le choix de ses produits et services. Et, plutôt que revendiquer un corpus de valeurs éthiques intangibles, mettre en oeuvre une pratique concrète qui refuse la manipulation mais valorise la liberté individuelle de chacun autant que sa capacité à faire, sur le long terme, les choix raisonnables. Et continuer à proposer à chacun une forme de progrès et/ou de mieux-être dans des limites durables, et pour cela conserver une curiosité et un optimisme fonciers et assumés.
L’affaire de tous. Mais d’abord celle des dirigeants.
C’est en ce sens, aussi, que le marketing ne peut s’incarner que dans tous les collaborateurs de l’entreprise, au-delà de la Direction Marketing. Et dans son top management – puisque le
marketing, pris en ce sens, engage toute l’entreprise et au plus haut niveau. Steve Jobs, Phil Knight, Antoine Riboud l’avaient compris.
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