Revenir aux origines.
Quel avenir pour le marketing, entre responsabilité et liberté ? Pour répondre à cette question, peut-être faut-il d’abord revenir aux origines du marketing, explorer son passé, et celui du monde qui l’a vu naître et se développer. Pour mieux comprendre où nous en sommes, où il en est aujourd’hui.
On s’accorde à dire qu’un des actes de naissance du marketing est la transformation d’un modeste baume pour la peau inventé par Louis Nathan, un Français, à l’orée du XXe siècle, en machine de guerre commerciale au succès d’abord américain, puis mondial. Et ce grâce aux talents d’un homme, Michael Winburn à la fois marketeur et publicitaire avant la lettre, qui conceptualisa le premier ce que veut dire positionner un produit sur un marché, auprès d’une cible, en faire une proposition de valeur qui rencontre une demande, qui révèle et satisfait les besoins d’une population, tant en termes rationnels qu’en termes émotionnels. Le premier à avoir opéré, en 1912, la transmutation d’un simple produit d’hygiène en véritable marque, le bébé Cadum entrant de plain-pied dans la culture populaire, devenant une icône pour des générations de consommateurs.
Mais quel était le monde dans lequel Cadum est devenu une marque, et le marketing une fonction clé de l’entreprise ? Dans quel environnement cette naissance a-t-elle eu lieu ? Quelques chiffres : quand Louis Nathan et Michael Winburn inventaient ensemble cette nouvelle façon de voir l’entreprise, le marché, le consommateur, la publicité – qu’on appelait encore réclame – ils travaillaient sur un marché de 95 millions d’Américains. Cinquante ans plus tard, dans les années 60, 300 millions d’Européens de l’Ouest s’étaient ajoutés aux consommateurs américains, qui étaient alors 180 millions, pour constituer le marché dans lequel se créaient les propositions de valeur dignes de s’installer dans les foyers des ménagères et les marques dignes d’entrer dans la culture populaire. Ce marché « mondial » de moins de 500 millions d’habitants était directement corrélé à un système politique, social, et même éthique, précis, accepté par tous, et même revendiqué comme le meilleur ayant jamais existé : un capitalisme plutôt tempéré, lié aux idées de démocratie libérale et de société de progrès. Le marketing au cœur de la consommation participait de l’avancée vers plus de bien-être, mais aussi plus d’égalité et de libertés individuelles – puisque choisir une marque, acheter un produit plutôt qu’un autre est aussi un acte de liberté, quand l’offre nous permet de le faire. Est-ce que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ? Non bien sûr, mais le sentiment était quand même que tout allait bien. La cohérence du système semblait profitable à tous, et sa soutenabilité n’était pas ou peu remise en cause. En 1974, René Dumont, premier écologiste candidat à l’élection présidentielle en France contre Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand, restait un scientifique militant, au discours ne rencontrant qu’un écho très relatif dans les médias et auprès du grand public. Une voix dans le désert plus qu’un lanceur d’alerte écouté.
Aujourd’hui tout a changé.
Quelques chiffres en contrepoint de ceux que nous venons de citer ? Philippe Kotler, dans Marketing Management, publié en France en 1971 pour la première fois, et bible de générations de marketeurs, écrivait ceci : « Les marchés se composent de gens. Si tout était réparti de façon égale, les plus grands marchés du monde seraient la Chine (647 millions d’habitants), l’Inde (449 millions d’habitants), et l’URSS (221 millions d’habitants). Ce n’est cependant pas le cas, en raison de grandes différences de production et de revenus nationaux. En fait, les États-Unis avec seulement 6% de la population mondiale, jouissent d’environ 36% du revenu mondial, et l’Europe, avec 22% de la population du globe, de 36% du revenu mondial. » En 2023, les ventes de voitures neuves en Chine représentent 30 millions de véhicules sur un marché total de 83 millions de véhicules vendus dans le monde1. Celles de produits de beauté et de soins, dans ce pays qui n’existait simplement pas pour le marketing au début des années 90, sont passées de 37,5 milliards de dollars en 2013 à 57,2 en 20232. La Chine étant bien sûr l’épicentre de cette révolution – l’avènement d’une part gigantesque de l’humanité à la société de consommation – mais ne devant pas faire oublier les autres émergents qui participent eux aussi à ce changement majeur de paradigme comme le Brésil ou l’Inde.
C’est une évidence : quand le monde change à ce point, tout change pour les entreprises et donc le marketing. En 1973, alors que les Trente Glorieuses prenaient fin et que la crise pétrolière marquait un premier arrêt pour la société de consommation, Alain Peyrefitte écrivait un livre prémonitoire, au titre emprunté à Napoléon : « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera. » Le monde a changé, les émergents se sont éveillés, et c’est le marketing qui tremble. Puisqu’il apparaît évident que ce qui était soutenable, pour une humanité « éligible » à la société de consommation de moins de 500 millions d’individus, ne l’est plus aujourd’hui. Parce que l’arrivée concomitante du web et de tout ce qu’il permet quand il n’est pas régulé modifie aussi radicalement la donne, avec l’irruption de la publicité dans tous les domaines et à tous les moments de notre vie. Parce que les règles les règles du jeu ont changé, avec le développement d’une offre toujours plus pléthorique de services et de produits dont certains sont toujours moins durables – la fast fashion représentant l’avatar le plus emblématique de cette évolution dont chacun comprend, aujourd’hui, qu’elle n’est pas soutenable dans les limites que notre planète nous impose.
En un peu plus de 30 ans, tout se passe comme si une époque bénie ou tout allait bien pour l’entreprise, la société de consommation, et le marketing, avait laissé place à des temps difficile où tout va mal parce que tous nos repères sont obsolètes, et la vocation même de nos métiers de créateurs de désir et d’imaginaire mise en cause.
Et maintenant ?
Face à cette situation, que faire ? Jeter aux oubliettes le modèle dans son ensemble ? Oublier que la société de consommation a été, malgré ses défauts et ses limites, une formidable pourvoyeuse de mieux-être pour des centaines de millions d’humains ? C’est une tentation. Pour certains c’est même clairement un projet : la décroissance comme horizon, la « frugalité heureuse » comme objectif – si ce n’est pour tous, du moins pour certains, pour ceux qui auraient les moyens de vivre de façon à la fois responsable et en accord avec leurs aspirations et le mode de vie qu’ils aiment… Mais pas pour ceux qui n’ont pas les moyens d’habiter en centre-ville, de ne se déplacer qu’à vélo, ou en train, de ne manger que bio, de ne s’habiller que durable… On le voit bien, dans nos sociétés fières à juste titre d’être des démocraties libérales – et singulièrement dans la société française où l’égalité est la valeur cardinale – cette perspective n’est pas plus soutenable que ne l’est pour la planète la poursuite de la société de consommation d’avant. Mais alors quelle troisième voie ? Et comment la dessiner ?
Trois pistes de réflexion peuvent être proposées, avec beaucoup d’humilité, pour aider le marketing à dépasser cette contradiction dans laquelle il ne peut se laisser enfermer. Et dans laquelle nous ne pouvons nous laisser enfermer, collectivement, non seulement en tant que professionnels du marketing, mais en tant que citoyens. Trois questions auxquelles répondre ensemble.
D’abord, comment redéfinir la mission du marketing, en lui redonnant une ambition de fond, au coeur de l’entreprise ? Comment en faire ou en refaire une expertise qui aide à construire une offre responsable ? Revenir au cœur de la dimension industrielle de l’entreprise, au-delà des notions de mise sur le marché et de stimulation de la demande qui tendaient trop souvent à le définir, dans le passé. Le revaloriser en tant que véritable partenaire industriel, responsable, aux côtés des ingénieurs et des inventeurs, de la conception de ce qui est à la fois pertinent pour le consommateur, et soutenable pour son environnement.
Ensuite, comment préserver les libertés fondamentales qu’incarne encore, à sa façon, la liberté de consommer ? Décider, se tromper, essayer, changer puis revenir à ses choix précédents, céder à une mode puis l’abandonner ou au contraire se dire qu’elle nous convient bien… Comment se préserver d’un nouvel ordre moral qui ne dirait pas son nom, et qui refuserait à certains un droit à consommer qui est aussi un droit au confort, au mieux-être, à l’individualité ? Quel compromis élaborer, sur quelles bases, avec quels interlocuteurs ? Question directement corrélée, bien sûr, à la première. Puisqu’elle implique dans certains cas, pour l’entreprise, une réflexion de fond sur des enjeux industriels critiques et des enjeux politiques explosifs – par exemple, comment préserver la liberté fondamentale de se déplacer à titre individuel de façon sûre, agréable et responsable, ou de manger ce qu’on aime sans participer au réchauffement climatique.
Enfin, comment préparer l’avenir et donner du sens au marketing dans le monde qui vient et qui est même déjà là ? Comment former de nouvelles générations d’experts capables de ne pas s’abriter derrière des postures ou des injonctions morales risquant d’enfermer l’entreprise dans une contradiction sans issue – satisfaire des besoins et être profitable tout en diabolisant ces besoins et le fait d’être profitable ? Pour inventer un nouveau modèle de marketing qui articule liberté et responsabilité, et pour cela forger de nouvelles armes, de nouveaux outils conceptuels. Et d’abord pour identifier les expertises et les savoirs que nous devons lui associer, pour penser et agir autrement, mais toujours au profit du plus grand nombre et en accord avec des valeurs qui fondent le marketing. Parce qu’elles fondent, en réalité, nos sociétés libérales avancées.
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