Il serait intéressant de répondre à cette question par une autre question, celle de jauger son intérêt en regard du passé, quand les crises semblaient moins relayées par la responsabilité politique, économique, écologique – voir par ex. l’affaire du sang contaminé – Le marketing se confinait au sein de l’entreprise et le social jouait encore son rôle agrégateur des populations. Cette ébauche de réponse est certes insuffisante, et je reprendrai sous forme de pirouette une citation de Milan Kundera « Ce sont précisément les questions auxquelles on n’a pas de réponse qui marquent les limites des possibilités humaines et qui tracent les frontières de notre existence ».
Mon propos s’élargit donc dans ce sens : manquons-nous de questions sans réponse, de fait manquons-nous de « pourquoi » par excès de « comment », et le « pourquoi » n’est-il pas symbole du désir d’apprendre, de comprendre, d’aller de l’avant, alors que le « comment » est la recette d’une satisfaction rassurante et repue. Sommes-nous devenus des individus si tentés par des réponses immédiates aux besoins que le désir s’y consume, comme le suggérait Bernard Stiegler, dans sa théorie de captation libidinale par la machine consumériste.
La France est en colère dit-on, et cette colère dénoncée est revendiquée comme expression légitime d’une frustration, d’un ressentiment vis-à-vis d’injustices, d’inégalités et d’absence de reconnaissance perçues. C’est aussi une manière de taper du pied pour se faire entendre comme personne singulière qui veut s’exprimer en tant que tel. À chacun son opinion, à chacun
ses émotions qui prévalent sur la raison.
Fi du commun, hormis les adhésions à des communautés de mêmes intérêts, de classe et de culture sous la bannière de l’émotionnel et de l’opposition. Fi du rapport à la verticalité, à l’autorité même bien pensée. Mais l’horizontalité ne manque-t-elle pas d’horizon ?
Fi d’une capacité projective de construire ensemble et dans la différence des futurs utopiques, histoire de passer par-delà ceux qui nous présentent sur un plateau l’impasse catastrophiste…
Si certains construisent leur futur en quittant « doucement » le monde dont ils ne veulent plus (directeurs marketing devenus menuisiers ou vitraillers, pourquoi pas ?), ce pas de côté encore minoritaire et à observer pour la suite, ne concerne que soi dans le privé de sa raison d’être. Mais il reflète la nécessité de se confronter « au réel » sans s’y fracasser, en douceur toujours.
Alors, quel pourrait être « le rôle du marketing », si tant est qu’il puisse y en avoir un dans cette configuration multiforme et non exhaustive ? Tisser des liens ? Réparer la confiance ? Raisonner l’émotionnel ? Changer de posture managériale et de management pour redonner au travail ses lettres de noblesse ? Construire ce nouveau récit social réclamé par ceux qui veulent y croire ?
Un téléportage de méthodologies serait appréciable si elles s’appliquent dans le bon sens et auprès de bons interlocuteurs. Les nudges ont déjà fait leurs preuves. De la construction d’une sémantisation adéquate, de la dénonciation de la dramatisation émotionnelle, de l’évitement de concepts-zombies et du social-washing plus vert que vert, à la reconnaissance pour visibiliser des populations en mal d’existence… les applications ne manquent pas.
Mais faisons encore une fois appel à Kundera qui force, par la limitation de ces réponses, à trouver celle limitée de notre place et de celle du marketing. Mais éviter pour celles-ci de tomber dans le piège des concepts creux est en soi le signe que cette question 1 valait la peine d’être posée…
A cette question répond une évidence, celle de se demander quelle est aujourd’hui, en plus de ses missions, l’étendue de la raison d’être du marketing et ses limites dans l’entreprise.
En amont je mettrai sous la bannière de l’entreprise la ou les marques qui la représentent et le management dévolu à l’humain, salarié ou/et collaborateur. À ce titre, le rôle du marketing devra évoluer et prendre en compte les postures et exigences des consommateurs/usagers, ces influenceurs de l’image, de la réputation et de la survie d’une l’entreprise. Leurs exigences et revendications ressemblent à celles de leurs liens (ou non liens) citoyens auprès de leurs instances et institutions.
La notion de confiance
De même que la confiance, denrée rare, privilégie « notre » boulanger, «notre » « maire » voire « notre » banquier, ce sont « nos » marques qui en bénéficient. Celles qui ont été choisies, qui ont duré et avec qui les liens se sont tissés, alimentés de preuves de « bonne tenue » qualitative et morale de l’entreprise.
Cette confiance fait repère, et ce repère s’illustre chez des marques qui, voulant évoluer et innover, changent le goût et leur singularité intrinsèque. Pour ex. La vache qui rit devenue crémeuse et revenue à sa recette originale, les nouveaux goûts de Coca Cola, revenu lui aussi à ses classiques. Perdre cette confiance pour une marque/entreprise, c’est perdre l’attachement et le lien à ses clients. Rémanence mémorielle et émotionnelle vont de pair, y compris dans la structuration des territoires cérébraux. Ce qui n’exclut pas l’attractivité des innovations sous condition qu’elles apportent une véritable valeur et des bénéfices perceptibles, dans l’immédiat et dans l’usage.
Le besoin de cohérence au sein de l’entreprise et auprès des consommateurs
Dans ce monde en perte et en manque de repères, les individus en attente de rassurance et de besoin « d’y croire », structurent leur univers consommatoire autour des piliers du lien qui s’appliquent aussi au social et au sociétal, dont la cohérence entre les discours et les actes.
Celle-ci n’est pas toujours au rendez-vous : une des « valeurs-refuge » utilisée par les entreprises est la RSE. Le problème est qu’elle n’inclut pas, comme le suggère J.Wattin-Augouard, la RSH (Responsabilité Sociale de l’Humain), et renforce cette alliance délétère entre green et social washing. Les consommateurs, enclins à projeter leur besoin de reconnaissance – et aptes à trouver des boucs émissaires -, dénoncent la préférence des entreprises à privilégier leurs propres intérêts, notamment financiers.
Ce décalage entre ce qui se dit et ce qui se fait s’illustre par le changement de nomination des entreprises et d’institutions peu probes, comme si ce gommage nominatif pouvait avoir un effet positif sur leurs récepteurs. La cohérence donne également aux produits et services leur accessibilité, à la fois par un prix juste et la compréhension des discours énoncés.
Elle devrait faire office d’exemplarité, à partager à tous niveaux et particulièrement aux postes managériaux, sous condition d’être crédible pour les consommateurs et les salariés.
La question de la désirabilité
Elle inclut à la fois l’émotionnel de l’imaginaire et la rationalité de l’utilité. Elle questionne le souci du besoin, en première ligne aujourd’hui pour certaines populations, et celle de la singularité de marques inscrites dans la vie des gens, dans leur évidence, comme compagnes de leur vie quotidienne.
Mais cette désirabilité ne signifie pas surplus d’émotionnel, carte trop facilement jouée par des effets de discours auxquels on ne peut pas croire. Voir par exemple la pseudo spiritualité de la dernière campagne d’Optical Center !
Le marketing pourrait donc s’inscrire dans une mission de catalyseur, d’agrégateur sociétal, humain et entrepreneurial, une aide à la création de vraies valeurs dans lesquelles puissent se reconnaître consommateurs, salariés, citoyens. Catalyseur et passeur, initiateur et renifleur d’évolutions au sein et hors de l’entreprise, « chef d’orchestre » qui permet à chacun de se faire entendre, et pourquoi pas bâtisseur de confiance, aux conditions énoncées dans ce qui précède.
Je crois en avoir lister, en filigrane, un certain nombre dans les questions précédentes.
Nous pourrions insister sur certains points :
Le marketing n’est pas une instance décisionnaire : il n’est pas tout, ne sait pas tout, ne décide pas de tout. Il devrait être attentif aux débordements et aux effets délétères des fausses promesses perçues comme des manipulations par les consommateurs. De même que « vouloir comprendre » ce qui se passe dans leur tête est impossible et illusoire, malgré la pléthore de méthodologies qui négligent la complexité infinie de l’humain.
Éviter de fait l’intrusion dans la vie privée des gens sous prétexte de vouloir et pouvoir être en phase avec leurs besoins et désirs. Être à sa juste place, proposer aux individus de bons produits et services, respecter leur intelligence, et reconnaître l’impact de leurs capacités de décodage qui démantèlent la réputation et la notoriété de la marque. En soi, un véritable travail d’humanisation du consumérisme !
Ce n’est pas parce que les consommateurs ont changé, en recherche de « sens » (mot-zombie) – et de reconnaissance, qu’il faut les saupoudrer de bons sentiments. Voir pour exemple Coca Cola et son action « For good » lancée après le confinement pour aider les quartiers prioritaires de la ville :
« Notre aide se matérialisera en biens d’équipement, formations ou accompagnements personnalisés, atteignant une dotation de 600 000 euros pour l’ensemble du projet. Le “for good” est la ligne directrice de toutes nos actions », confie Laurent Turpault, directeur de la communication et de la RSE chez Coca-Cola France.
Cette campagne visant à renforcer la raison d’être de la marque, ne tient pas compte de l’effet parfois désastreux d’une (sur)consommation du breuvage en tant que tel. Le prétexte de s’appuyer sur les effets sociaux positivés par la marque ne devrait pas l’empêcher de se pencher sur son produit. Tâche apparemment d’autant plus difficile que les consommateurs
« en veulent » au risque de négliger leur propre santé. Paradoxes des consommateurs, le plaisir et l’appartenance au groupe priment, paradoxes des dirigeants de la marque, qui savent tout en se défaussant, à leur manière.
D’autres exemples ne manquent pas, ces croisades de « laver plus blanc que blanc » sans en apercevoir les périls à terme sur leur image et réputation.
A la question 2 je suggérais, dans les multi-rôles et fonctions du marketing dans l’entreprise, de désiloter les départements et les esprits. Et ce pour catalyser les actions, les compétences de chacun et les évolutions nécessaires pour transmettre leur singularité et leur ancrage dans l’esprit et le quotidien des consommateurs.
Cela ne peut se faire que dans la confiance réciproque et la reconnaissance de l’utilité de chaque dépositaire de la marque, à quel que niveau que ce soit. Une sorte de démocratisation de l’émulation interne, visibilisée dans les actes et les discours d’une entreprise qui prônerait les valeurs de l’humain.
D’autres valeurs pourraient être citées, mais je prends le parti de ne pas m’inscrire dans cette quête de valeur et de sens partagée apparemment par chacun, mais que l‘entreprise ne peut s’octroyer impunément sous peine de renforcer la défiance dont elle serait être l’objet.
(Je parlerais plutôt de ce qu’il pourrait être !)
Le statut de passeur et d’agrégateur, développé plus haut, suppose que le marketing se mutualise au sein de l’entreprise. Comme un ensemble d’électrons libres ouvert et clos en même temps, qui donne du souffle et de l’inspiration. Un statut d’éclaireur qui fait penser et agir à tous niveaux de l‘entreprise y compris le management. En même temps, une structure à part entière qui se ménage des espaces-temps de réflexion, de connaissance approfondie et critique des évolutions sociétales, au-delà des « tendances ».
Et aussi un marqueur de dérives (incohérences, fausses promesses et innovations, dramatisation ou angélisme etc.), un lanceur d’alertes sur les sujets les plus chauds (dont le climat et l’environnement, mais aussi les effets « inégalitaires » des crises…).
L’incarnation se ferait pas les liens et le réseau, entre l’interne et le monde extérieur. Mais que ce soit les dirigeants ou les salariés, chacun s’imprégnerait de cette « matière/esprit marketing ».
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